Témoignages

1912-2012: « un siècle de discriminations, ça suffit ! »
Témoignage de Raymond Gurême, 86 ans, sur les conséquences de la loi de 1912, recueilli par Isabelle Ligner :
« Je suis né en 1925 et, du plus loin que je me souvienne, mes parents ont toujours eu un carnet forain. C’était une des trois catégories dans lesquelles les ambulants étaient fichés depuis la loi de 1912 avec les marchands ambulants et les nomades (carnets anthropométriques).
Dans ma famille, du côté de mon père, ils avaient souvent de gros métiers – cirque, cinéma, théâtre ambulants – et du coup ils avaient été classés dans la catégorie des forains.

Mais du côté de ma mère, par exemple, il y avait surtout des gens qui tressaient des paniers. Les vanniers, dans l’ensemble, c’étaient des candidats tout trouvés pour le carnet anthropométrique. Souvent on considérait qu’ils ne pouvaient pas vivre de leur métier déclaré et qu’ils devaient sans doute se livrer à des activités un peu louches donc on les collait dans la catégorie nomade, qui, dans l’idée de l’administration voulait souvent dire « moins-que-rien étranger ».
Même chez les vanniers, c’était le bazar, car certains avaient le carnet anthropométrique et d’autres le carnet forain. Et on avait vraiment l’impression que c’était attribué à la tête du client. Il n’y avait pas de logique, c’était totalement arbitraire donc dangereux. Ca venait des mairies et des préfectures et « la réputation » des personnes concernées y était pour beaucoup. Le niveau d’éducation aussi. Quand l’administration voyait que tu ne savais ni lire ni écrire – ce qui se détectait tout ce suite car il fallait signer les demandes et les carnets et beaucoup de tsiganes savaient à peine tracer une croix – alors direct, on les mettait dans les nomades, qui étaient la catégorie qui t’amenait le plus de misère avec les mairies, la gendarmerie, la police, la population. En fait, les nomades étaient tout le temps dans le collimateur, les forains seulement occasionnellement.
Les Tsiganes qui savaient un peu discuter, écrire, qui avaient du matériel, pouvaient obtenir un carnet forain. Il fallait avoir une patente et fournir les preuves que tu exerçais un métier forain. Mon père, avec son matériel de cirque et de cinéma, avant la Seconde guerre mondiale, il n’avait jamais eu de mal à obtenir son statut de forain pour lui, sa femme et ses enfants. Le carnet forain ressemblait en fait beaucoup aux titres de circulation (livret et carnet) qui existent depuis 1969. Tous les petits, donc moi aussi, étaient enregistrés sur le carnet de mon père. Ma mère avait son carnet à elle.
Le carnet anthropométrique était moins bien considéré: les Tsiganes essayaient par tous les moyens d’y échapper car le statut de nomades impliquait plus d’entrevues avec la volaille, qui ne se privait pas de tracasser le monde. Un nomade arrivait dans un pays et hop, il fallait aller à la gendarmerie, faire signer le carnet anthropométrique individuel et collectif. Mais le pire, c’était les plaques d’immatriculation blanches et bleues assorties aux carnets anthropométriques et qui désignaient vraiment les nomades à la vindicte populaire. Les flics pouvaient les suivre à la trace et les gadjé se méfiaient.
Le pire qu’il pouvait arriver à un forain en tout cas, c’était de perdre son statut et d’être « rétrogradé » dans le statut « nomades ». Ceux pour qui le métier ne marchait pas trop bien en avaient des sueurs froides.
Quand on arrivait dans un bourg, mon père montrait essentiellement son carnet forain à la mairie pour obtenir le droit de stationner sur la place centrale. Parfois les gendarmes nous contrôlaient aussi mais ça se passait plutôt bien à l’époque.
Notre nationalité française était marquée sur le carnet forain et nous n’étions pas traités comme des corps étrangers alors que certains tsiganes nomades n’étaient pas considérés comme français, même s’ils étaient nés dans le même village que le gendarme qui les contrôlait. L’idée c’était que les nomades n’étaient pas des gens fiables, ils avaient souvent l’image de voleurs de poules venus d’ailleurs.
En 1940, lorsque les ambulants ont été assignés à résidence puis internés, ma famille n’aurait jamais due être raflée. L’ordre d’arrestation visait exclusivement les nomades et nous étions forains. Mais les gendarmes normands n’ont pas fait dans le détail. Nous vivions dans une caravane, donc dans leur esprit il fallait nous arrêter. C’est comme ça que les deux qui sont venus nous arrêter un matin à l’aube on traduit les ordres. Peut-être que d’autres nous auraient laissés tranquilles. Allez-savoir!
De toute façon, ils n’avaient pas trop de mal à venir nous cueillir, nomades ou forains, puisque depuis 1912, police et gendarmerie pouvaient nous suivre à la trace. Alors maintenant quand on me parle des dangers du fichage, je sais très bien ce que ça veut dire.
A cause de ça, mes parents, mes frères et sœurs et moi avons été enfermés au camp de Darnétal, près de Rouen en octobre 1940, puis internés un mois plus tard dans celui de Linas-Monthléry (Seine et Oise, actuelle Essonne), dont je me suis enfui au bout d’un an.
Mon père, dont la famille était française depuis au moins cinq générations et qui était ancien combattant de 1914-1918, a toujours protesté contre son internement. Cela lui faisait particulièrement mal que ça vienne des Français. Une partie de l’administration française du camp a souligné que nous étions une famille de forains français. Mais à la suite d’une « enquête de moralité », il a été décidé de nous maintenir derrière les barbelés. Mes parents ont connu quatre camps entre 1940 et 1943, avec tout ce que ça représente de misère, de privations. Ils ont tout perdu sauf la vie et leurs enfants.
Moi j’ai été déporté dans des camps de discipline en Allemagne après mon évasion et mon entrée en résistance.
Après la guerre, sans notre matériel de forains, nous sommes devenus des ouvriers agricoles, à la merci des maraîchers et fermiers. La dégringolade quoi.
Toute cette misère, c’est aussi à cause de la loi de 1912.
Après la Seconde guerre mondiale, je suis restée longtemps, jusqu’en 1951, sans nouvelle de ma famille et sans papier. J’avais été arrêté à 15 ans et je figurais alors encore sur le carnet forain de mon père. Administrativement parlant, je n’ai pas existé pendant des années. Les démarches administratives étaient très décourageantes pour nous, on nous traitait plus bas que terre et nous, on se méfiait de l’administration qui, dans notre idée, avait participé à notre internement arbitraire.
Le régime de 1912 a été maintenu jusqu’en 1969 et très peu modifié depuis, finalement. Mes parents, eux, avaient gardé leurs carnets forains qui leur avaient été restitués en 1943 à leur libération du camp d’internement pour nomades de Montreuil-Bellay. Mon père a eu ce carnet jusqu’à sa mort en 1955. Ensuite ces carnets forains ont été gardés comme souvenirs de notre vie d’avant la guerre par la famille de mon frère aîné, Lucien.
Moi j’ai eu un carnet, un livret de circulation, j’étais alors rattaché à Nanterre. Puis une carte d’identité. Les frontières entre les deux étaient très minces. Si vous êtes sédentaire, normalement vous redonnez le livret et on vous donne une carte d’identité. Mais parfois ce n’est pas si simple et on se retrouve dans des situations ubuesques. Par exemple, l’un de mes fils, qui ne voyage plus depuis longtemps et a une carte d’identité périmée, la préfecture ne veut pas la lui renouveler et lui propose un carnet de circulation dont il ne veut pas puisque ça ne correspond pas à son mode de vie actuel et que cela lui pose de nombreux problèmes en terme de droits et vis à vis de ses enfants en particulier.
Entre le statut de 1912 et celui de 1969, il y a peu de différence et ça montre que les voyageurs ne sont pas mieux considérés maintenant qu’il y a 100 ans. C’est quand même triste non ? !
Moi j’aurais préféré avoir une carte d’identité comme tout le monde et, en plus, un titre qui permette de circuler pour travailler. Sans carte d’identité, on est mis à part, on n’est pas reconnus comme citoyens à part entière.
Il faudrait un livret spécial pour le travail ambulant mais qui ne remette pas en cause la délivrance d’une carte d’identité et d’une citoyenneté totale pour les voyageurs.
Un siècle de discriminations ça suffit ! Plus de cent ans pour reconnaître que les voyageurs sont des citoyens possédant les même droits que les autres, c’est un peu long ! C’est l’Etat qui est en retard sur son temps ce n’est pas nous. Il faudrait qu’il se grouille un peu maintenant l’Etat. »
Raymond Gurême a écrit le récit de sa vie en collaboration avec Isabelle Ligner sous le titre « Interdit aux nomades » aux editions  Calmann Levy, 2011